Audemars Piguet Royal Oak : le bordel (1/2)
Oui, le bordel.
Le bordel pour comprendre l’historique du modèle. Peu de gens sont vraiment capables d’en dérouler l’historique complet. Je n’en fais d’ailleurs pas partie. Mais avec l’aide d’Alex de Veritas Vintage Watches, qui a l’avantage par rapport à moi d’en voir passer dans ses mains, nous allons nous lancer dans un voyage initiatique pour comprendre les esprits qui choisissent les noms de référence chez Audemars Piguet.
Tout d’abord, petit point d’histoire sur le modèle. Même si beaucoup l’ont déjà fait, il est important de se mettre dans la peau des personnages qu’on essaie de cerner. Enfin, je crois. Mes connaissances sur le sujet sont tirées des séries américaines portant sur le profilage (Mindhunter, Scorpion, NCIS, Criminal Minds). Après tout, je pense que c’est la personne en charge des noms de référence qui a inspiré les plus grands méchants de ces séries.
Bref.
Tout commence en 1972. Nous sommes à Bâle, en Suisse. C’est lors du Swiss Watch Show (renommé plus tard BaselWorld) qu’Audemars Piguet dévoile au monde ce bout d’acier très spécial qu’est la Royal Oak.
Et vous savez quoi ? Eh bien, c’est un flop au début. Mais pas longtemps, vraiment pas longtemps.
Cette Royal Oak originale est la référence 5402. C’est dans un contexte économique peu viable (la crise du Quartz) qu’Audemars Piguet, alors au bord du précipice financier, élabore un plan pour se sortir de cette mauvaise passe : une montre qui change tout. Une montre sportive de luxe comme jamais vue auparavant. Cette idée, ils ne la sortent pas de leur chapeau mais bien d’une étude du marché italien qui appelle cette nouveauté de ses vœux.
La marque se tourne donc vers Gerald Genta, designer suisse-italien né à Genève en 1931. En 1971, quand Audemars Piguet le contacte pour la première fois à ce propos, il a alors 40 ans et il est le designer de montre le plus connu de sa génération. Gerald Genta est alors le père notamment de la Polerouter (Universal Genève), la Constellation (Omega) et l’Ellipse d’or (Patek Philippe). Liste non-exhaustive.
En une nuit, le lendemain de l’appel expliquant le plan machiavélique, le designer invente ce qui deviendra la Royal Oak. Lui-même dira plus tard que cette dernière est LA plus grande réussite de sa carrière. Ce qui n’est pas une mince affaire quand on sait que 5 ans après il dessinera la Nautilus (Patek Philippe).
En essence, le dessin de Genta donnera le “la” pour la Royal Oak à travers le temps. On trouve sur le dessin original tout ce qui fait la Royal Oak d’aujourd’hui, une cinquantaine d’années après. A savoir : la lunette octogonale tenue par huit vis en or, cadran aux motifs « petite tapisserie » et bracelet acier intégré.
C’est une montre de 39mm (gros pour l’époque), à laquelle les collectionneur•euse•s affublent le nom de “jumbo”. Cette appellation concerne toutes les Royal Oak avec 39mm de diamètre. Malgré son diamètre imposant, elle ne mesure que 7mm d’épaisseur.
Les premiers prototypes seront en or blanc car l’ambition de Genta sur-évaluait les possibilités techniques de l’époque à usiner des pièces d’aciers de bonne qualité. Faisable, certes, mais compliqué et très cher.
La “petite tapisserie”, parlons-en. Parce que, certes, Gerald Genta est un génie du dessin horloger mais il ne va pas être seul à constituer une des montres les plus iconiques jamais créé. Un des artisans de ce succès est Roland Tille, cadranier de Genève. Il reçut un matin un coup de fil qui changera sa vie et la nôtre, en quelques sortes. Gérald Genta demanda au cadranier, je le cite, “quelque chose de totalement nouveau”. Une aubaine pour Roland Tille qui avait commencé à relancer de vieilles machines à copier. C’est justement ce qu’il va utiliser pour créer la “petite tapisserie”. Roland Tille déclarera : “Cela me paraissait intéressant de faire de la nouveauté avec des outils presque centenaires”. Peu de temps après, il propose 14 versions de cadran et après moultes perfections du moule original et l’application d’un vernis demi-mat (qui, on le sait, vieillira de façon fantastique), Roland Tille viendra finir la vision de Gérald Genta.
En parlant d’acteur·rice du succès de la Royal Oak, il y a aussi une femme qui fera beaucoup. Il s’agit de Jacqueline Dimier, ancienne employée d’Audemars Piguet avec une expérience solide en design. Nous y reviendrons plus tard.
Côté moteur, ce sera le calibre 2121, dérivé du 2120 avec l’ajout d’une fonction date. Ce mouvement est encore utilisé aujourd’hui, notamment dans les réf. 15202 “Jumbo”. Anecdote cool, le 2120 date de 1967 et c’est un mouvement qui a été développé par Jaeger-LeCoultre, aidé techniquement par Audemars Piguet et financé par Patek Philippe et Vacheron Constantin. L’idée était de créer un mouvement automatique ultra fin. Rendez-vous compte, le résultat fut le 920 de chez Jaeger-LeCoultre mais surtout, après rebranding et quelques modifications, il sera aussi le 28-255 C de la Nautilus (Patek Philippe) et enfin le 1120 qui était équipé dans le modèle 222 de chez Vacheron Constantin.
Le nom Royal Oak (Chêne Royal en français) a lui aussi une origine intéressante. En effet, le modèle est nommé d'après une série de vaisseaux de guerre de la Royal Navy britannique. Ce n’est pas un hasard, car il y a huit navires “Royal Oak” et la lunette est octogonale. Le design étant inspiré du monde nautique (un scaphandre), tout colle alors avec ce qui deviendra le fer de lance de la flotte Audemars Piguet.
Anecdote intéressante : les bateaux sont nommés Royal Oak à cause d’un chêne creux dans lequel le Roi Charles II s’était caché pour échapper aux Roundheads, opposants politiques de la monarchie durant la guerre civile anglaise.
Bref, trêve d’histoire, plongeons dans le vif du sujet.
Donc, la première référence arrive en 1972, c’est la 5402. À l’époque, elle coûte plus cher que 10 Rolex Submariner mais aussi plus cher qu’une Patek classique en or. Elle était tellement chère et tellement en acier, qu’elle a failli couler Audemars Piguet, d’après ses plus féroces détracteurs. Heureusement, les collectionneurs sont intervenus et ont immédiatement reconnu le potentiel de cette montre.
Cette référence (5402) sera d’abord produite à 1000 exemplaires (environ).
Audemars crée ensuite 1000 autres pièces, toujours en série A de la réf. 5402. Ensuite, on passe aux séries B et C. Seules les séries A, B et C ont le logo “AP” appliqué au-dessus de l’index à 6h. Ce qui est spécifique aussi sur ces séries, c’est que le nom “Audemars Piguet” en entier est marqué sur la boucle. À partir des séries D, le logo appliqué est en lieu et place de l’index à 12h et, sur la boucle, on trouve seulement la mention “AP”.
Cette référence sera produite jusqu’au début des années 80. Enfin, je crois, je n’arrive pas à savoir vraiment.
En parallèle, Audemars Piguet commercialise, dès 1976, une version mid-size de sa Royal Oak réf. 4100. Elle fait 34.5mm. Elle sera discontinuée environ au même moment que sa grande sœur “jumbo” (réf. 5402), en 1982.
Bon, alors pourquoi c’est le bordel ? Jusque-là, tout va bien me diriez-vous. Une petite, une grande, rangées en série A-B-C-D… Et bien justement, c’est là que ça se complique. Après les références 5402 et 4100, Audemars Piguet va enchaîner les versions et déclinaisons de sa Royal Oak sans vraiment qu’un schéma logique ne se dégage dans les références. De plus, la production exclusive de cette montre rend difficile le travail de tracking de fin de production. Beaucoup de références se chevauchent dans le temps et il existe parfois des modèles de transition qui ont été sur le marché pendant une année seulement. De plus, il y a aussi beaucoup de variations de cadran selon les références en plus des variations de métaux.
Contrairement à Rolex, qui a toujours rangé ses références selon une logique implacable (4 chiffres puis 5 puis 6) en les organisant en fonction des changements notables sur le modèle. Souvent, le changement de mouvement fait sauter d’un chiffre la référence et crée un re-design du modèle. Chez Audemars Piguet, ce n’est pas la même soupe.
À ce que je comprends, la marque crée une référence à chaque variation de la montre. Sans logique réelle.
Les seules marques constantes dans le nom des références sont l’ajout de code sous forme de lettres pour notifier le métal utilisé. Ainsi, nous voyons placé après les références :
ST pour “steel” (acier)
BA pour les modèles en or jaune
BC Pour les modèles en or blanc
OR Pour les modèles en or rose
PT pour platinium
SA pour les modèles bi-ton (or jaune-acier)
SR pour les modèles bi-ton (or rose-acier)
TR pour bi-ton (Tantalum-or rose)
TT Pour bi-ton (Tantalum-acier)
TI pour les modèles en titane
IP pour les modèles en titane et platine
IS Modèle en titane et lunette acier
CE pour les modèles en céramique
Il faut savoir aussi que les références que je donne là ne sont pas complètes. Les références entières sont plus longues. Par exemple sur un modèle actuel, au catalogue 2021 :
15202ST.OO.1240ST.01
On retrouve donc 15202 la référence du modèle, puis ST pour le matériau utilisé, OO indique la finition du matériau (OO poli, GG “frosted”, ZZ incrusté de diamants, etc.), 1240 est la référence du bracelet suivi de ST qui est le matériau du bracelet (CR pour cuir, sinon le reste suit la liste au dessus). Le 01 est la pour indiqué le numéro de la variation de couleur de cadran pour un même modèle avec la même finition et le même matériau.
Voilà qui clôture notre première partie de l’article basée sur les Royal Oak. Nous avons fait le tour de l’historique du modèle ainsi que posé les jalons de ce qui va suivre. Dans la prochaine partie, nous nous efforcerons de passer en revue les références et leurs histoires/différences.